Le terme de «paradis fiscal» a été évoqué à l’occasion d’un précédent article consacré à la géopolitique de l’optimisation fiscale, ce qui n’a rien d’étonnant, car l’existence même de ce concept est indéfectiblement liée au commerce et aux bénéfices qu’il génère. Toutefois, outre que ce terme n’avait alors pas été défini, le contexte historique et géopolitique dans lequel s’inscrivent les paradis fiscaux mérite que l’on s’y attarde un moment. L’objet du présent texte n’est pas de détailler les législations françaises, européennes et autres, de la lutte contre l’évasion fiscale mais de montrer le rôle et l’évolution des paradis fiscaux dans l’architecture économique et commerciale globale passée, actuelle et future.
La définition du paradis fiscal varie généralement en fonction des organismes qui s’y intéressent 1. Néanmoins, depuis le G20 de Londres de 2009, la définition donnée par l’OCDE en 2001 2 fait consensus au niveau international. Cette définition se concentre sur les quatre critères suivants : 1° l’absence d’impôt, ou la présence d’impôts insignifiants, dans le cas des paradis fiscaux, et une imposition effective faible ou nulle des revenus considérés dans le cas des régimes préférentiels ; 2° l’absence d’échange effectif de renseignements ; 3° le manque de transparence ; 4° l’absence d’activités substantielles, dans le cas des paradis fiscaux, et les pratiques de cantonnement dans le cas des régimes fiscaux préférentiels.
D’une façon générale 3 les principaux éléments permettant d’identifier un paradis fiscal sont : un secret bancaire opposable aux États, une fiscalité des non-résidents particulièrement allégée voire nulle, une législation permissive quant à l’opacité des propriétaires des fonds déposés et une absence d’échange de renseignements fiscaux avec les états tiers.
Jusqu’au milieu du XXe siècle, les paradis fiscaux occidentaux traditionnels existaient à la marge, de façon officieuse et n’étaient pas un rouage essentiel de l’économie. Ce premier type de paradis fiscal était essentiellement dominé par des États indépendants.
Dans la seconde moitié du XXe siècle, les principaux banquiers occidentaux ont mené, via les États-Unis 4, leurs États satellites et les organismes internationaux qu’ils ont institués, une guerre sans merci aux paradis fiscaux reposant sur les comptes numérotés, permettant une immense concentration d’argent disponible entre les mains des principaux banquiers de la planète agissant dans des paradis organisés autour des trusts anonymes.
La différence entre l’avant et l’après Seconde Guerre mondiale est de taille. La domination américaine a changé en profondeur à la fois la quantité et la qualité des paradis fiscaux. En quantité, le nombre d’États indépendants paradis fiscaux, a subi une phénoménale augmentation. En terme qualitatif, les paradis fiscaux anglo-saxons ont acquis un statut social : ils deviennent partie intégrante de l’organisation économico-politique globale voulue par les plus grands capitalistes occidentaux qui contrôlent la Fed, les différentes banques centrales, la BRI et les institutions financières internationales issues des accords de Bretton Woods. Ce phénomène a accompagné la fusion des anciens empires européens, tous peu ou prou ralliés à la méthode de domination financière anglo-saxonne. Cette domination a permis une transmutation de la notion même de l’impérialisme : de politique, celui-ci est devenu financier.
Nous présenterons la genèse et l’historique des paradis fiscaux avant de décrire leur rôle géopolitique.
I) Genèse et historique des paradis fiscaux
Si l’on remonte au Moyen-Âge, les paradis fiscaux trouvent leur origine dans la notion de ville franche, qui étaient des villes exonérant les commerçants de l’impôt seigneurial. Ces villes étaient souvent des villes portuaires, des lieux de passage des marchandises qui rendaient nécessaire la présence sur place des commerçants.
La City de Londres, qui acquiert dès 1319 une autonomie politique, peut être considérée comme étant historiquement le premier paradis fiscal des temps modernes. Elle abrite les plus riches commerçants anglais qui ont obtenu d’Édouard II – souverain faible et/ou corrompu – un statut dérogatoire au droit public. La City est, depuis cette époque, une ville dans la ville, son activité financière échappe à la magistrature de l’État britannique tout en faisant bénéficier l’empire thalassocratique des largesses financières nécessaires à son propre développement. La City a opéré comme une sorte de poste de pilotage de l’empire britannique conférant aux dirigeants britanniques qui se sont succédé les moyens financiers de développer leur autorité sur le reste du monde.
Dans ce contexte, la relation entre l’État britannique officiel et la City était apparemment d’ordre symbiotique, le développement de l’un conditionnant celui de l’autre. Toutefois, dans la mesure où l’apport financier est le moteur de ce type de développement, la symbiose tend à se transformer en parasitisme : le pouvoir politique apparent est, en réalité, au service du pouvoir financier caché, lequel décide ou non d’accorder au premier les subsides requis. Le pouvoir financier vit et se développe in fine au détriment du pouvoir politique apparent, distordant ce dernier dans le sens qui lui convient.
Dans ce type de relation, il apparaît dès l’abord que le pouvoir politique apparent est illusoire, une simple façade, permettant au pouvoir financier anonyme de se développer en toute tranquillité. C’est justement cet anonymat que l’on retrouve au cœur même de la notion de paradis fiscal et, plus largement, dans l’organisation de l’entreprise de type capitalistique telle qu’elle s’est développée depuis l’avènement de la révolution industrielle.
Au XXe siècle, l’empire britannique a cédé la place à son successeur l’empire américain. Ce dernier s’est développé sur le modèle du premier. Dès 1913 – date de création de la Fed – les principaux banquiers ont asservi le pouvoir politique au pouvoir financier ; on retrouve ici la marque de fabrique de l’empire britannique, dont le développement s’est fondé sur la puissance financière de la City.
Dès la fin du XIXe siècle et dans la première moitié du XXe siècle, les plus grosses entreprises américaines, qui ont dû leur développement aux principaux banquiers privés européens, ont organisé un système de mise en concurrence juridique et fiscale des différents États fédérés au moyen de la liberté de circulation des capitaux et des biens à l’intérieur de l’État fédéral 5. C’est à cette époque que le Delaware et le New Jersey naissent en tant que paradis fiscaux 6 ; ces États ont collecté les capitaux qui échappaient à l’impôt dû par les entreprises dans leur État d’origine.
Histoire du Delaware : de la ligue hanséatique au NOM
Parmi les nombreux paradis fiscaux, le Delaware sort du lot.
D’une part il est particulièrement important en terme quantitatif. Le Réseau pour la justice fiscale classe le Delaware au tout premier rang des paradis fiscaux au regard de critères combinant le degré d’opacité et le poids dans l’économie mondiale.
D’autre part, l’histoire du Delaware renvoie à celle de deux États qui ont été des points d’ancrage de la finance et de la concentration des capitaux : les Pays-Bas et l’Angleterre. L’État du Delaware a en effet été créé par des colons néerlandais avant d’être cédé, après trois guerres, à l’Angleterre à la fin du XVIIe siècle (en 1674).
Une petite digression historique permettra de donner un aperçu du rôle des Pays-Bas et du Royaume Uni dans l’évolution du système de l’impérialisme financier. Au Moyen-Âge, les Pays-Bas sont au cœur de l’élite commerçante, dite ligue hanséatique. Cette ligue, composée d’associations de commerçants, a prévalu en Europe à l’époque précédant l’avènement de l’empire britannique 7, soit des XIIe au XVIIe siècles. La croissance de la ligue hanséatique a eu lieu dans un monde où colonisation et évangélisation vont de pair ; elle est liée à la montée de l’ordre des Chevaliers teutonique et au prosélytisme catholique servant de façade aux jeux de pouvoir mondiaux.
Il est loisible de penser 8 que l’élite financière à l’origine de la création et du développement de la ligue hanséatique s’est, dès le XVIe siècle, peut-être à la faveur de la politique impériale inaugurée par Oliver Cromwell, transférée dans les avancées de ce qui deviendra l’empire britannique, avant de migrer, de façon institutionnelle à partir de 1913 – date de création de la Fed – dans l’empire américain.
L’histoire du Delaware apparaît donc intimement liée à l’évolution géographique des pôles financiers occidentaux. Cet État participe aujourd’hui, en tant que paradis fiscal, à la centralisation des capitaux, qui devrait permettre, si rien ne s’y oppose, l’avènement du Nouvel Ordre Mondial tant attendu par l’élite financière anglo-saxonne 9.
Les mouvements ayant affecté la tectonique des paradis fiscaux dans la seconde moitié du XXe siècle
La généralisation au niveau mondial du concept juridique novateur d’optimisation fiscale10 ne pouvait se révéler fructueuse pour les acteurs économiques dominants qu’à trois conditions.
Il fallait premièrement que le principe de liberté de circulation des capitaux soit préalablement instauré au niveau international : ce fut fait par la création de l’UE en 1992, qui n’est autre que l’avènement politique de ce principe, et par la création de l’OMC en 1994 (accords de Marrakech) 11.
Il fallait ensuite que l’argent économisé puisse circuler librement de façon effective ; cette contrainte a entraîné la généralisation de l’utilisation du trust, qui est un vecteur juridique, pour la circulation des capitaux 12. Cette forme juridique issue du droit anglais a pour double avantage de permettre une circulation des capitaux dans tous les pays ou places reconnaissant cette forme juridique tout en offrant, comme le faisaient les comptes numérotés, l’anonymat aux propriétaires desdits capitaux – les bénéficiaires anonymes de trusts.
Il fallait enfin que l’argent drainé puisse être collecté et utilisé par les acteurs économiques dominants : c’est à cet objectif que répond la propagation et la soudaine indépendance politique des paradis fiscaux anglo-saxons, qui échappent à la domination formelle de la Couronne Britannique pour devenir vassaux directs – bien que cachés – des principaux capitalistes qui se sont approprié les structures étatiques occidentales (USA, États occidentaux et leurs anciennes colonies).
Les années 1960, 1970 et 1980 ont ainsi vu émerger sur la scène internationale tout un tas de micro États – devenus subitement indépendants – dont la souveraineté est aussi artificielle que l’est leur économie, entièrement fondée sur l’évasion fiscale et le blanchiment d’argent.
A titre d’illustration, citons par exemple, les Îles Caïmans ou la Barbade qui a acquis en 1966 son indépendance formelle en qualité de Royaume du Commonwealth. Les Maldives acquièrent en 1965 leur indépendance, quittant leur statut de protectorat britannique. En 1976, les Seychelles forment un État indépendant membre du Commonwealth et de la francophonie. Ancienne colonie britannique Antigua et Barbuda devint indépendante en 1981 en tant que Royaume du Commonwealth et adhéra dans la foulée à l’Organisation (régionale) des États de la Caraïbe orientale (OECO).
Ajoutons Hong-Kong et Singapour qui sont formellement indépendants mais dont l’organisation financière interne reste anglo-saxonne.
La surface globale des paradis fiscaux ainsi augmentée, l’évasion fiscale globale a pris une ampleur inédite et les répercussions effectives sur les budgets des États n’ont pas manqué d’apparaître. Les critiques contre les paradis fiscaux ont ainsi fait leur apparition sur la scène mondiale, ce qui a rendu nécessaire une lutte contre les paradis fiscaux. Cette lutte, très médiatisée, a pris une tournure particulière.
Au début du XXIe siècle, une lutte apparente contre les paradis fiscaux
Derrière l’apparent et très médiatisé mouvement de lutte contre les paradis fiscaux, se profile un insidieux mécanisme de domination géopolitique en faveur des principaux acteurs financiers anglo-saxons.
La méthode de lutte contre les paradis fiscaux est un leurre
L’OCDE a axé l’essentiel de sa lutte contre les paradis fiscaux sur la notion d’échange d’informations, auquel les places opaques étaient, par principe, opposées. L’OCDE a ainsi édicté des listes noires, puis grises, en fonction du nombre de conventions fiscales d’échange de renseignements passées par les territoires non coopératifs. Cet organisme faisant consensus international, ses pays membres ont globalement aligné leur politique de lutte contre les paradis fiscaux sur ses recommandations.
Les conventions d’assistance administrative mutuelles en matière fiscale – selon le modèle de l’OCDE 13 – sont donc l’arme juridique internationalement utilisée, de façon préférentielle, pour lutter contre les paradis fiscaux.
Or, ces conventions n’interdisent pas les formes juridiques autorisant l’anonymat des propriétaires de capitaux, que les États restent libres d’accepter sur leurs territoires. L’OCDE se retranche derrière la souveraineté juridique des États pour s’interdire une quelconque intrusion dans l’organisation de l’anonymat capitalistique. Ces conventions n’imposent pas non plus de sanction internationale aux États qui permettent l’anonymat des propriétaires de capitaux.
Par ailleurs, l’OCDE valide des échanges d’informations entre places financières obscures ; il suffit donc aux paradis fiscaux de signer entre eux des conventions d’échange d’informations pour respecter leur devoir international de lutte contre les paradis fiscaux. Dans ces conditions, les échanges de renseignements fiscaux (automatiques ou non automatiques) sont et resteront une illusion de lutte contre les paradis fiscaux 14.
Il résulte de la méthode utilisée – l’échange de renseignement fiscaux – que la lutte contre les paradis fiscaux est en réalité une lutte contre les paradis fiscaux tenus par des établissements bancaires qui échappent au contrôle des acteurs financiers dominants. Les paradis fiscaux dont l’intégrité restera protégée sont toutes les places dominées par les établissements bancaires et financiers liés à la Fed, aux différentes banques centrales occidentales et affiliées et à la BRI ; ces paradis artificiels fonctionnent au moyen de trusts anonymes, et non pas de comptes numérotés, et ont pour point commun d’être contrôlés par les acteurs économiques dominants. Ces paradis sont juridiquement organisés par les firmes d’audit anglo-saxonnes, les fameuses Big Four 15. Ces firmes, très influentes sur la scène internationale, sont aussi très concentrées 16 et fondées ab initio sur des conflits d’intérêts : elles mélangent allègrement les fonctions d’audit financier et de conseil juridique et fiscal – ce qui a pour conséquence de leur octroyer une vue d’ensemble du fonctionnement des entreprises.
En conclusion, le parti pris international, piloté par l’OCDE, de lutter contre les paradis fiscaux par la signature de conventions d’échanges d’informations fiscales peut être considéré comme une diversion juridico-politique 17. Les listes noires et grises de l’OCDE apparaissent comme une vaste plaisanterie, pour ne pas dire une escroquerie, politico-juridique de grande ampleur.
La lutte contre les paradis fiscaux est en réalité une lutte de l’oligarchie financière anglo-saxonne contre les paradis sous le contrôle d’États indépendants dans l’objectif de récupérer leurs avoirs
Les acteurs financiers dominant l’économie mondiale cachés derrière les paravents que sont les USA, le FMI, l’UE, la Banque centrale européenne, l’OCDE et tous leurs pays satellites, ont déclaré une guerre sans merci à tous les paradis fiscaux 18 dont le contrôle leur échappait, au premier rang desquels sont les paradis fiscaux locaux, fonctionnant avec le système de comptes numérotés. Dans ce contexte, on comprend que Myret Zaki se soit émue de ce que les juridictions anglo-saxonnes aient déclaré la guerre à la Suisse 19.
L’UE, le FMI et la banque centrale européenne, autant d’organismes émanant de l’État profond occidental, c’est-à-dire des acteurs économiques dominants, ont également déclaré la guerre à Chypre 20, attaquant au passage les avoirs légitimes et illégitimes russes, à l’Autriche 21 et au Luxembourg, pour les avoirs qui n’étaient pas sous leur contrôle 22. De nouvelles attaques ont eu lieu dans le cadre des fameuses révélations offshore leaks23.
Après avoir opposé une certaine résistance, la Suisse a finalement cédé au principe de l’échange automatique de renseignements, au moins avec les pays de l’UE 24 ; l’Autriche et le Luxembourg n’ont pas même tenté de résister.
Avant de renoncer – sous la pression internationale de l’échange de renseignements fiscaux – à ses comptes numérotés, la Suisse avait demandé un délai permettant à ses acteurs bancaires de se former au système des trusts. Aujourd’hui, c’est chose faite, les banquiers suisses ont abandonné les comptes numérotés et se sont organisés, comme les Anglo-saxons, autour des trusts ; ce qui leur a sans doute permis de sauvegarder une partie de leurs avoirs financiers. Toutefois, la guerre des trusts sévit aujourd’hui et si les trusts suisses ne peuvent pas être anonymes, les trusts américains peuvent conserver l’anonymat du bénéficiaire final 25.
La guerre faite aux paradis fiscaux fondés sur des comptes bancaires numérotés a pour objet essentiel de drainer les capitaux qui y étaient cachés vers des établissements bancaires tenus par les principaux acteurs économiques occidentaux – La City, le Delaware, Singapour, Caïmans, etc.
Finalement, dans cette lutte ouverte contre les paradis fiscaux, il y a, comme dans toute guerre, des perdants, les établissements financiers sous contrôle d’États autonomes, et des gagnants, les établissements financiers gérés par l’aristocratie financière anglo-saxonne.
Cette lutte proclamée contre les paradis fiscaux est une parfaite illustration du stratagème numéro un de L’Art de la Guerre de Sun Zi classé parmi les stratagèmes des batailles déjà gagnées, qui stipule que «le grand jour est une cachette plus sûre que la pénombre. Tout montrer c’est obscurcir tout».
Ainsi, les grands déballages médiatiques autant que la proclamation officielle d’une lutte sans merci contre les paradis fiscaux dissimulent en réalité l’objectif des acteurs économiques dominants, qui est d’assurer le financement de leur hégémonie en appauvrissant les États, jusqu’à la complète disparition de ces derniers de la scène institutionnelle.
II) Le rôle géopolitique des paradis fiscaux : instrument d’affaiblissement des États
Les paradis fiscaux opèrent un abaissement structurel du rôle politique des États de deux façons. D’une part, ils permettent aux propriétaires majoritaires des banques anglo-saxonnes de subvertir les États en corrompant les hommes politiques. D’autre part, la notion même de paradis fiscal indépendant est un détournement juridique de la notion d’État.
A – Les États sont des acteurs d’une pièce dont le scénario et les bénéfices leur échappent
Les principaux actionnaires des banques les plus importantes présentes dans les paradis fiscaux organisent et bénéficient de la collecte des fonds évadés ou optimisés – qui vont se réfugier dans les paradis fiscaux. Ils peuvent ensuite, comme bon leur semble, utiliser ces fonds pour corrompre les hommes politiques et les organismes, subvertissant ainsi les États qui auraient des velléités de s’opposer à leur conquête du pouvoir global. Dans ce contexte, le rôle politique des États est nié, ces derniers sont soumis à la loi des détenteurs de la finance anglo-saxonne.
La collecte des avoirs financiers par les paradis fiscaux
Les paradis fiscaux servent de refuge – tax heavens en anglais – à des sommes d’argent considérables. Une partie des sommes collectées sont issues de l’optimisation fiscale – argent légalement soustrait aux États. Une autre partie des sommes collectées sont issues de tous les trafics – trafic de drogue, trafic d’humains en tout genre – de la prostitution au trafic d’organes – trafic d’armes…
Autrement dit, les clients des paradis fiscaux sont les grandes entreprises – multinationales et très grosses PME –, certains particuliers fortunés mais aussi toutes les mafias, lesquelles sont parfois – souvent ? – liées aux services de renseignements (une partie d’entre eux) des États eux-mêmes 26. Si les trafics illégaux peuvent être le fait d’individus ou mafias isolés, ce cas cohabite avec d’importants flux financiers liés aux trafics d’origine étatiques, trafic de drogue 27, trafic organes 28 etc. Il faut également garder à l’esprit qu’une mafia, pour perdurer, s’appuie nécessairement sur des hommes politiques influents 29, ce qui rend les États au moins partiellement complices de ces mafias privées.
L’organisation d’un dense maillage de paradis fiscaux permet aux quelques banques et institutions financières qui y œuvrent de centraliser discrètement la collecte mondiale des capitaux. Les énormes masses d’argent collectées dans les paradis fiscaux pourront ensuite, à la faveur d’opérations pour compte propre, être utilisées par les établissements financiers dépositaires 30.
En ce sens, les institutions financières gestionnaires des comptes dans les paradis fiscaux sont les réelles bénéficiaires des immenses quantités de liquidités qui y sont déposées 31. Ces institutions financières peuvent ensuite librement – sans aucun contre-pouvoir ou contrôle – utiliser ces fonds pour corrompre les hommes politiques et les organisations susceptibles de freiner leurs ardeurs conquérantes.
Par une ironie de l’histoire, les évadés fiscaux cachés dans les paradis terrestres anglo-saxons jouent, à leur insu, le rôle de simples collecteurs de capitaux au profit des principaux propriétaires financiers ! En affranchissant leurs revenus des liens juridiques et fiscaux avec leurs États, ils préparent leur asservissement à l’empire financier, autrement plus dominateur. Il peut raisonnablement être anticipé que les évadés fiscaux usagés des paradis anglo-saxons perdront la libre disposition de leurs capitaux à mesure que croîtront les besoins de financement de leur bienfaiteurs. Tel est pris qui croyait prendre…
Le contrôle des flux financiers internationaux
L’homogénéisation des procédures de collecte des avoirs financiers, par le biais de trusts, qui a cours dans les paradis fiscaux, facilite la fluidité de la circulation des fonds. Les paradis fiscaux anglo-saxons sont ainsi des acteurs prépondérants de la stratégie globale de contrôle des flux financiers internationaux.
Toutefois, ce contrôle des flux financiers ne serait pas effectif sans la présence d’organismes chargés de gérer les compensations financières entre les différents établissements bancaires. Techniquement, ce contrôle des flux financiers internationaux est assuré par les chambres de compensation 32, souvent situées dans des paradis fiscaux 33.
Les flux financiers qui entrent et sortent des paradis fiscaux ne sont contrôlables, partiellement, que par les opérations de compensation, dites de clearing34. Malheureusement, ces opérations sont elles-mêmes aux mains de chambres de compensation gérées par des établissements financiers.
L’État en tant qu’entité juridique de nature politique n’a aucun droit de regard sur les flux transitant dans les paradis fiscaux, ces derniers sont aux mains des acteurs économiques dominants réunis au sein d’une sorte de consortium bancaire.
Dans le monde de la finance, tous les organismes de contrôle, ou présentés comme tels, sont aux mains des organismes contrôlés ; les propriétaires majoritaires des principaux établissements financiers, anglo-saxons, sont ainsi de façon constitutionnelle à la fois juges et parties dans la vaste pièce de théâtre qu’est la finance mondialisée.
Le paradis fiscal, instrument de subversion et d’affaiblissement des États aux mains des principaux acteurs économiques et financiers, agit comme un accélérateur de destruction des États-nations. Mais il y a plus, tous les prétendus États indépendants vivant de la finance opaque sont, par leur existence même, une négation juridique internationale du principe politique qu’est l’État.
B – La notion de places financières autonomes est une nouvelle atteinte au concept politique d’État
Sur le fond, une place financière, qui ne vit que par et pour la captation des capitaux – évadés ou optimisés – n’a d’indépendante que l’apparence. Il s’agit en réalité d’un État tout à fait dépendant des capitaux qui le font vivre.
Ce phénomène d’illusion d’indépendance est, d’une façon générale, savamment entretenu par les acteurs économiques dominants ; nous l’avons déjà rencontré à propos de l’indépendance des banques centrales 35.
Les paradis fiscaux érigés en États indépendants n’ont ni la nature ni la fonction de véritables États, nous assistons ici à un dévoiement ouvert de la notion d’État, une sorte d’abus de droit public international à grande échelle. Élever des places fortes financières au rang d’États indépendants est une manipulation juridique de grande ampleur faite par les tenants de l’économie mondiale 36.
Le fait qu’une telle instrumentalisation de la notion d’État ait été possible est le signe que les États en tant qu’entités politiques autonomes ont perdu la partie dans le vaste jeu géopolitique mondial. Cette partie a été incontestablement gagnée par les principaux détenteurs de capitaux financiers.
Pour finir de convaincre les plus sceptiques que ces nouveaux États, fantoches, sont voulus et protégés, il suffit de remarquer qu’alors même que les USA n’hésitent pas à faire, ou faire faire par l’OTAN ou autres milices privées – contras –, des guerres (même illégales comme en Irak) à des États tiers (sous le fallacieux prétexte de leur imposer la démocratie), personne n’a jamais entendu parler d’une quelconque velléité des USA ou de l’OTAN d’aller envahir et anéantir les États parasites tels que les îles Vierges britanniques ou les Caïmans.
Sur la forme, alors que la politique de l’empire britannique subordonnait ses conquêtes territoriales de façon directe, la politique de domination américaine a préféré accorder aux États conquis une apparente autonomie de gestion tout en les tenant fermement en laisse par le contrôle de leurs flux financiers. C’est ainsi que la domination américaine a élevé les paradis fiscaux au rang d’États souverains.
Il faut ici se rappeler que la domination dite américaine, tout comme la domination dite britannique, n’ont d’américain et de britannique que le nom : il s’agit en réalité de la domination de la petite caste des acteurs économiques dominants, lesquels se sont approprié les États en les mettant sous dépendance monétaire et financière. Le géopolitologue canadien Peter Scott Dale désigne ces acteurs économiques dominants et leur organisation interne du terme d’«État profond».
Si l’on adopte une vision historique large, l’on constate que les plus grands détenteurs du capital ont conquis des villes – du temps de la ligue hanséatique – avant de conquérir des États et des continents ; ils finiront, si les choses suivent leur pente naturelle, par conquérir le pouvoir politique du monde entier. Chaque pas en avant de cette conquête politique se fait en détruisant l’étape antérieure : ainsi, les villes dominées ont laissé la place à des États dominés, lesquels ont à leur tour cédé la place à des empires dominés qui finiront eux-mêmes – si personne n’intervient pour arrêter ce processus – dévorés par le gouvernement mondial.
La méthode de conquête politique pratiquée par cette association de marchands est de détruire à chaque pas en avant les constructions politiques antérieures, nous faisant croire aux avancées de la modernité.
Conclusion
D’un point de vue stratégique, le paradis fiscal est l’élément essentiel qui solidifie l’édifice monétaro-économique global en permettant l’opacité totale des propriétaires des capitaux et une sauvegarde de leurs avoirs financiers – qui échappent à toute imposition. Ils facilitent d’autant le mécanisme de concentration du capital qui, à son tour, rend possible la subversion des États et des organisations internationales.
Au-delà des grandes déclarations publiques, l’existence des paradis fiscaux fait en réalité l’objet d’une sorte de consensus géopolitique ; or ce dernier paraît fondé sur une appréciation erronée de la situation par les différents acteurs politiques. Car enfin, les États, qui peuvent d’une façon ou d’une autre être des usagers des paradis fiscaux, ne contrôlent ni les sommes globales qui reposent au paradis, ni les flux financiers qui transitent dans ces places ; ils jouent le simple rôle d’acteurs, voués à disparaître, dans une pièce de théâtre dont le scénario est écrit par les principaux détenteurs de capitaux. Les États, qui croient tirer profit de l’existence des paradis fiscaux devraient se souvenir que in fine, la plupart des sommes déposées dans les paradis fiscaux sont en réalité sous la domination d’établissements financiers anglo-saxons.
Probablement en raison de ce faux consensus, aucun État n’a réellement entrepris de se donner les moyens d’une lutte effective contre les paradis artificiels que sont les paradis fiscaux. Les États deviennent de simples pions dans les mains oligarchiques. Dans ce contexte, les nations sont destinées à disparaître du champ politique pour laisser la place à des institutions globales dévouées à l’oligarchie.
Pour terminer sur une note positive, les paradis fiscaux sont devenus, à leurs corps défendant, le talon d’Achille de la mondialisation. Ces paradis, nouvellement constitués en réseau, ont pour caractéristique d’agir au moyen de trusts anonymes. Il suffirait que des États dignes de ce nom suppriment la validité des transactions juridiques avec les trusts anonymes – et, d’une façon générale, avec tout type de structures juridiques permettant l’opacité des propriétaires de capitaux – pour tarir une grande partie du drainage des fonds vers les paradis fiscaux anglo-saxons.
Ceci porterait un coup – peut-être décisif – à l’oligarchie à la manœuvre, en supprimant une partie de ses revenus disponibles. Dans le même temps, une telle action permettrait aux États de récupérer une partie substantielle des revenus qui leur échappent. Les États, retrouvant ainsi des marges de manœuvre budgétaires de façon indolore pour leurs ressortissants, pourraient même en profiter pour baisser leurs taux d’imposition ; ce qui permettrait d’attirer naturellement de nouveaux capitaux et donnerait une nouvelle ardeur à l’activité économique située sur leurs territoires.
Valérie Bugault est Docteur en droit, ancienne avocate fiscaliste, analyste de géopolitique juridique et économique.