1. La lutte contre le terrorisme, argument fallacieux pour faire disparaître les espèces
Un récent document de la Commission européenne propose d’unifier au niveau européen la législation tendant à réduire, puis supprimer les possibilités de paiement en espèces. Cette proposition émanant de la Commission européenne est parée des bonnes intentions de la lutte contre le blanchiment d’argent et, par voie de conséquence, contre le financement du terrorisme. Nous allons voir que la justification annoncée est parfaitement fallacieuse et cache d’autres intentions, beaucoup moins avouables, des principaux propriétaires de capitaux. Cette analyse fait écho à celle, plus générale, que nous avions faites des entreprises bancaires.
2. Contexte dans lequel la proposition de la Commission européenne s’inscrit
Ce texte est une copie quasi conforme des réglementations coercitives issues du Patriot Act de Georges Bush, qui ont donné le signal d’une importante réduction des libertés publiques, plus précisément des libertés fondamentales, pour les citoyens américains. La déclinaison européenne du Patriot Act s’est faite progressivement depuis le 11 septembre 2001. Les banques américaines et européennes ont ainsi été amenées à recruter des cohortes de nouveaux employés dotés de pouvoirs exorbitants : ils sont chargés, au sein de nouveaux départements appelés « contrôle permanent » et « conformité« , de profiler les clients et leurs opérations afin de les contrôler au moyen de systèmes informatiques experts. Ce nouveau type de personnel, improductif (« bullshit job » dénoncé par Jean-François Zobrist, précurseur de « l’entreprise libérée »), a été chargé de missions de délation et de contrôle des personnes ; il s’élève, rien qu’en France, à plusieurs dizaines de milliers de personnes, soit environ un tiers des effectifs de la gendarmerie nationale !
Pour couronner le tout, la « fonction conformité » (Compliance functions) a été instituée en France en 2012. Son rôle est de veiller à réduire au maximum les risques de non-conformité, c’est-à-dire les risques de sanctions encourues pour non-respect de dispositions propres aux activités financières et bancaires, en matière législative ou réglementaire (fiscalité incluse). Il s’agit notamment de mettre la pression pour que le contrôle permanent des personnes soit irréprochable et efficace dans tous les établissements.
La France est parmi les pays d’Europe et du monde les plus impliqués dans les réglementations bancaires coercitives, mais rappelons qu’en Europe, au-delà de l’échelon national, se trouvent les institutions de l’Union Européenne. Il faut ici rappeler ce qui est trop peu souvent expliqué au public : à savoir que les institutions européennes organisent, via les Traités européens (TUE et TFUE issus du Traité de Lisbonne, version à peine édulcorée de la Constitution européenne rejetée par le peuple français), la souveraineté commerciale des multinationales ; au travers de cette souveraineté commerciale, il s’agit en réalité de la souveraineté des principaux détenteurs de capitaux, au premier rang desquels se trouvent justement les principaux propriétaires des grandes banques systémiques. Les Traités européens, bâtis autour de la question du commerce, utilisent le terme de « Parlement » de façon fallacieuse, pour laisser entendre aux ressortissants européens que ces institutions sont, comme les anciennes institutions nationales, organisées autour du principe de démocratie représentative. Or, il n’en est rien. D’une part, le prétendu Parlement européen n’a aucune légitimité politique, puisqu’il ne représente aucun peuple homogène doté d’une même histoire politique, d’une même culture sociale, d’une même langue et, plus généralement d’un même mode de vie. D’autre part, ce Parle-ment ne dispose pas de l’initiative des lois, qui appartient exclusivement à la Commission. Par ailleurs, les institutions qui ont le plus de poids dans la création des « lois » européennes (droit dérivé) sont incontestablement les lobbies, avec une moyenne de trente lobbyistes par « décideur » (parlementaires, commissaires) ; chaque immeuble, dans un rayon d’un kilomètre autour de la Commission, du Conseil et du Parle-ment européen est occupé par les « grands noms du monde des affaires ».
3. L’argument de la distorsion de compétitivité développé par le texte va dans le sens d’un renforcement du fédéralisme et donc dans celui de la disparition du concept d’État
La proposition de la Commission argue du fait qu’une législation restrictive des paiements en espèces existe d’ores et déjà dans certains États membres et que son absence dans d’autres États induit une distorsion de concurrence sur le marché intérieur ; il est ainsi implicitement suggéré que cette situation génère, à l’intérieur de l’Union européenne, un espace de non droit dans lequel vont s’engouffrer les individus cherchant à blanchir de l’argent, notamment à des fins de financement de terrorisme.
Le document précise que les législations existantes restrictives des paiements en espèces sont compatibles avec la loi de l’Union. Une telle précision relève de la tautologie, si l’on veut bien considérer que de telles législations ont pour rôle et fonction essentiels de renforcer le pouvoir des banques… Il serait plus juste de dire et d’écrire que ces législations sont éminemment souhaitées par les instances européennes, lesquelles sont sous le contrôle des principaux propriétaires de capitaux.
Il faut ici rappeler plusieurs choses. La première est que la liberté de circulation des capitaux est organisée et protégée par l’article 63 du TFUE (Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne), non seulement à l’intérieur des frontières de l’Union, c’est-à-dire dans les pays membres, mais encore dans le monde entier. La seconde précision à apporter est que seules les multinationales et les organisations implantées sur différents États peuvent jouer de ces différentes législations. Les simples particuliers ne sont pas concernés par cette course à la moins-disance juridique et réglementaire, comprise comme « une distorsion de concurrence » par la Commission européenne (laquelle révèle par là même où sont ses centres de préoccupations) ; ce sont pourtant eux qui supporteront le poids de la disparition des espèces et de leur autonomie juridique et sociale. Le particulier lambda sera le seul réel perdant de cette législation harmonisée tendant à la suppression des espèces car il deviendra, pour le déroulement de sa vie quotidienne, totalement dépendant des banques.
Ainsi, peu à peu, conformément à la politique des petits pas suivie depuis toujours dans la construction européenne, les banques tendent à se substituer aux États. Les particuliers ne dépendront plus, dans leur vie quotidienne, de la législation de leur État mais du bon vouloir de leur banque. Inutile de préciser toutes les garanties, en termes de justice et liberté (foin de l’organisation politique, foin de la séparation des pouvoirs, foin de la reconnaissance juridique et social des ressortissants des anciens États), qui seront perdues par les particuliers ; la liberté devient le dommage collatéral essentiel de la translation du pouvoir de l’État vers les banques.
En conclusion, les organisations et individus qui protègent juridiquement la liberté mondiale des capitaux (article 63 du TFUE, OMC, OCDE…), sont également ceux qui apportent une solution « sur mesure », dans l’intérêt des principaux propriétaires de capitaux, au problème induit de la multiplication des possibilités de blanchiment d’argent.
L’argument des distorsions de compétitivité – induit par l’hétérogénéité des législations des États membres sur les restrictions aux paiements en espèces – sur le marché européen, c’est-à-dire parmi les États membres (cf. p. 2 du document) est en réalité un simple prétexte pour renforcer le fédéralisme européen et diminuer les libertés publiques. Étant précisé que le fédéralisme européen n’est pas au service des peuples, mais au service des initiateurs de la construction européenne, c’est-à-dire, depuis toujours, au service des plus grands propriétaires de capitaux.
4. Les institutions européennes, au premier rang desquelles se trouvent la Commission européenne, sont une simple courroie de transmission des intérêts bancaires supérieurs
La suppression des espèces revient à privatiser la totalité de la monnaie et à supprimer les derniers vestiges d’une monnaie entendue comme institution d’État, c’est-à-dire comme un service rendu par l’État à ses ressortissants ; alors même que la raison d’être de la monnaie est fondamentalement un service rendu par l’État afin de faciliter les échanges. Autrement dit, alors que la monnaie est, de façon fondamentale, un service public de l’État, ce service a été aujourd’hui quasi-totalement privatisé par quelques personnes, qui se sont arrogé le droit de battre monnaie envers et contre les États et leurs ressortissants.
Réduire et interdire l’usage des espèces est en réalité l’ultime étape de l’accaparement de l’institution monétaire par des intérêts privés. Cet accaparement se cache, comme toujours, derrières les arguments fallacieux de sécurité publique et de justice fiscale. Justice fiscale, dont la disparition est délibérément et savamment orchestrée par ces mêmes intérêts, via l’organisation et la gestion non seulement de la liberté mondiale de circulation des capitaux, mais aussi et surtout des paradis fiscaux, qui sont le corollaire institutionnel indispensable à la liberté mondiale de circulation des capitaux.
Via le contrôle total des monnaies en circulation, les principales banques de la planète organisent l’accaparement des biens matériels tangibles mais s’arrogent également, via tout un tas d’institutions – nationales (banques centrales), internationales (OMC, FMI, Banque mondiale, BRI, OCDE…) et supra-nationales (Banque centrale européenne, Union européenne…) – l’intégralité du pouvoir politique.
Au bout de cette logique d’asservissement, les individus ne seront plus justiciables d’États, entendus au sens politique du terme, c’est-à-dire dans son acception d’organisation de la vie en société dans un objectif de pacification, mais des banques qui se seront arrogées de façon institutionnelle le droit de vie et mort, tant au niveau social qu’au niveau biologique, sur les individus. Une façon simple de mesurer ce phénomène est de considérer le succès des systèmes de substitution pour des services minimum de paiements prépayés, comme le compte Nickel, qui peut être ouvert dans certains bureaux de tabac en cinq minutes.
5. L’entretien volontaire d’une confusion entre l’anonymat du paiement en espèces et l’anonymat des détenteurs de capitaux
D’un point de vue technique, la transparence revendiquée (cf. p. 3 du document) dans l’interdiction du paiement des espèces est en réalité la transparence totale des particuliers vis-à-vis de leur banque, elle n’est pas celle des paradis fiscaux dans lesquels transitent les véritables financements d’activités terroristes.
Dans le contexte actuel, il est en effet logique et facile de ne considérer que la seule apparence, selon laquelle les paiements en espèces pour des montants exagérés sont des moyens faciles de blanchiment d’argent sale. Néanmoins, il ne faut pas perdre de vue l’essentiel : de tels blanchiments ne peuvent exister que parce qu’existent, en amont, la liberté de circulation des capitaux et son corollaire que sont les paradis fiscaux, refuges inaltérables des profits résultants de tous les trafics illicites. Or, ces paradis fiscaux n’existent que par la volonté des principaux détenteurs de capitaux, via les grandes banques systémiques et les grands cabinets d’audit ; ce sont les principaux détenteurs de capitaux qui organisent et gèrent les paradis fiscaux.
Il faut ici rappeler que la lutte contre les paradis fiscaux n’est pas réellement menée par les « pouvoirs publics ».
La prétendue lutte contre le blanchiment d’argent par les paiements en espèces est en réalité une figure de style rhétorique, destinée à faire passer des vessies pour des lanternes : il s’agit ici d’assimiler délibérément le financement du terrorisme avec l’anonymat du paiement en espèces par les particuliers. En réalité, le paiement en espèces, aussi important soit-il, n’est un problème que parce qu’existent en amont les paradis fiscaux qui reçoivent en toute indépendance les profits résultant des pires trafics. En résumé, la nécessité de blanchir l’argent dans de grandes proportions n’existe que parce que les paradis fiscaux accueillent l’argent de tous les trafics illicites, que les banques qui y sont installées permettent de retirer partout dans le monde. Il n’y aurait aucune nécessité de blanchiment en l’absence de revenus tirés des trafics illicites, lesquels sont entretenus par l’existence des paradis fiscaux.
En d’autres termes : le blanchiment n’existe que parce que l’argent sale existe, aujourd’hui dans des proportions tout à fait extravagantes, grâce à l’organisation mondiale de la liberté de circulation des capitaux et des paradis fiscaux.
Le terrorisme financier trouve en réalité essentiellement sa source dans l’opacité des paradis fiscaux et des chambres de compensation, lesquels sont sous le contrôle capitalistique des principaux propriétaires de capitaux, pas dans l’anonymat des paiements en espèces.
En réalité, la lutte contre le terrorisme et l’évasion fiscale permet de justifier :
- le resserrement de l’emprise des banques sur les individus, faisant échapper ces derniers à la juridiction de l’État, lui-même en voie de disparition rapide,
- la progression de l’idée fédérale en Europe, laquelle progression aboutira de façon mécanique à la disparition de la souveraineté étatique et à la disparition du concept même d’État.
La véritable lutte contre le blanchiment d’argent ne passe pas par la suppression de l’argent liquide (qui serait illico remplacé par des espèces étrangères, des dollars par exemple, qui ont une parité plus ou moins proche de l’euro) mais par la suppression juridique de l’anonymat des capitaux et par la disparition de la liberté de circulation des capitaux (acté, au niveau mondial, par l’article 63 du Traité sur le Fonctionnement de l’Union européenne), que l’OMC est chargée de mettre en œuvre dans tous les pays du monde. Ces deux mesures sont, à elles seules, de nature à rendre obsolète le concept de paradis fiscal qui ne serait dès lors plus un refuge pour trafics illicites. L’assèchement de l’argent sale générant automatiquement l’assèchement d’argent à blanchir.
Dans le contexte décrit, on peut aller plus loin et affirmer que la lutte contre le financement du terrorisme serait seule efficacement réalisée par un pouvoir politique rénové, qui reprendrait le contrôle du fait monétaire. Un pouvoir politique rénové s’entend d’une rupture conceptuelle de l’organisation sociale, dont le contrôle devrait être fait par les ressortissants d’un État et non par les principaux propriétaires de capitaux.
Valérie Bugault et Jean Rémy
Valérie Bugault est Docteur en droit, ancienne avocate fiscaliste, analyste de géopolitique juridique et économique.
Jean Rémy est un spécialiste des systèmes d’information bancaire, ancien banquier international, il a créé il y a une trentaine d’années la théorie structurale de la monnaie. Aujourd’hui en retraite, il est conférencier, et militant pour une moralisation de la finance et de la banque.